PHILOSOPHIE - L'art et la technique sont-ils étrangers l'un à l'autre ?
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VIVRE AUJOURD'HUI : L'HUMANITE, LE MONDE, LES SCIENCES ET LA TECHNIQUE
La technique construit-elle un monde humain ? Faut-il avoir peur des nouvelles technologies ? Les innovations techniques changent-elles la relation de l'homme à son travail ?
Séance 1 - Quelle part de l'inspiration de la technique dans la production de l'art ?
Le sens du mot art : https://www.cnrtl.fr/definition/art
Le mot français « art » dérive du latin ars, artis qui signifie « habileté, métier, connaissance technique ».
Le sens du mot technique : https://www.cnrtl.fr/lexicographie/technique
Étymologiquement, le mot « technique » est issu du mot grec τέχνη (« technè »), qui désigne une « production » ou « fabrication matérielle ». Le mot technologie, entré dans la langue française en 1657, signifie étude des techniques (du grec tekhnè, « technique », et logos, « discours » ou « étude »).
Objet technique, objet d'art ?
Biface, période acheuléenne, - 500 000 - 300 000 https://musee-prehistoire-eyzies.fr/en/node/223
Propulseur de lance sculptée en Cheval sautant, -15 000
https://musee-archeologienationale.fr/actualite/le-cheval-bondissant-de-bruniquel
Vase en faïence à tête de femme, - 1200 - 1150 https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010120085
Toyota, 2005, https://christopheguye.com/artists/stephane-couturier/selected-works/melting-point-toyota
1. Peut-on expliquer que le souci de l'efficacité technique d'un outil puisse rejoindre l'idéal d'une harmonie esthétique ?
Un auteur - Henri Bergson (1859-1941)
Un texte - Henri Bergson, L'évolution créatrice, 1907, PUF, p.611.
" En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. [...] Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication."
2. Que signifie l'expression "outil à faire des outils" ?
3. Pourquoi Bergson préfère-t-il parler d'Homo faber plutôt que d'Homo sapiens ?
Commentaire
A l'origine les concepts de technique et d'art sont confondus : le métier de peintre ou de sculpteur est comparable à celui de menuisier ou de tisserand. L'artiste est perçu comme un artisan, un technicien ou un ingénieur. Avec le temps, l'art se distingue de la technique. Au XVIIIe siècle, l'art devient Beaux-arts qui regroupent l'architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la danse et la poésie. Au XIXe siècle, on ajoute le cinéma qui devient ainsi le "septième art". Selon les époques, de nombreuses activités techniques sont utilisées pour leur valeur artistiques, telles que l'orfèvrerie, la tapisserie, la verrerie, la céramique, la haute-couture, le design, le graphisme, etc.
Séance 2 - Les origines de la technique et de l'art sont -elles les mêmes ?
Vénus de Willendorf, - 23000 http://www.lankaart.org/article-venus-de-willendorf-107342611.html
Statuette féminine cycladique de Paros, 3200 - 2000 https://www.panoramadelart.com/idole-cycladique
Statuette féminine Mossi, XIXe, MOMA, New York
Vénus sortant du bain, Allegrain, 1772, Louvre https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010091955
4. Ces objets sont-ils techniques ou artistiques ?
Un auteur - Claude Lévi-Strauss (1908-2009)
Claude Lévi-Strauss était l’un des intellectuels les plus influents du XXe siècle dans le domaine des sciences humaines et sociales. Anthropologue et ethnologue, il est considéré comme le père de l’approche structuraliste, qui a influencé de manière importante la philosophie, la sociologie, l’histoire et la théorie littéraire. Il était membre de l’Académie française.
Lévi-Strauss a cherché à comprendre la grande machine symbolique qui rassemble les différents aspects de la vie humaine : de la famille aux croyances religieuses, des œuvres d’art aux manières de politesse. Considéré comme un précurseur de l’écologie, Lévi-Strauss a écrit de façon admirable sur le fonctionnement de la société, il est connu dans le monde entier comme le maître de l’anthropologie moderne.
Un texte - Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952, Gonthier, p.57.
On lit dans les traités d'ethnologie – et non des moindres – que l'homme doit la connaissance du feu au hasard de la foudre ou d'un incendie de brousse; que la trouvaille d'un gibier accidentellement rôti dans ces conditions lui a révélé la cuisson des aliments; que l'invention de la poterie résulte de l'oubli d'une boulette d'argile au voisinage d'un foyer. On dirait que l'homme aurait d'abord vécu dans une sorte d'âge d'or technologique, où les inventions se cueillaient avec la même facilité que les fruits et les fleurs. À l'homme moderne seraient réservées les fatigues du labeur et les illuminations du génie.
Cette vue naïve résulte d'une totale ignorance de la complexité et de la diversité des opérations impliquées dans les techniques les plus élémentaires. Pour fabriquer un outil de pierre taillée efficace, il ne suffit pas de frapper sur un caillou jusqu'à ce qu'il éclate: on s'en est bien aperçu le jour où l'on a essayé de reproduire les principaux types d'outils préhistoriques. Alors - et aussi en observant la même technique chez les indigènes qui la possèdent encore - on a découvert la complication des procédés indispensables et qui vont, quelquefois, jusqu'à la fabrication préliminaire de véritables "appareils à tailler" : marteaux à contrepoids pour contrôler l'impact et sa direction; dispositifs amortisseurs pour éviter que la vibration ne rompe l'éclat. Il faut aussi un vaste ensemble de notions sur l'origine locale, les procédés d'extraction, la résistance et la structure des matériaux utilisés, un entraînement musculaire approprié, la connaissance des "tours de main", etc.; en un mot, une véritable "liturgie" correspondant mutatis mutandis aux divers chapitres de la métallurgie. [...]
La poterie offre un excellent exemple parce qu'une croyance très répandue veut qu'il n'y ait rien de plus simple que de creuser une motte d'argile et la durcir au feu. Qu'on essaye. Il faut d'abord découvrir des argiles propres à la cuisson; or, si un grand nombre de conditions naturelles sont nécessaires à cet effet, aucune n'est suffisante, car aucune argile non mêlée à un corps inerte, choisi en fonction de ses caractéristiques particulières, ne donnerait après cuisson un récipient utilisable. Il faut élaborer les techniques du modelage qui permettent de réaliser tour de force de maintenir en équilibre pendant un temps appréciable, et de modifier en même temps, un corps plastique qui ne "tient" pas; il faut enfin découvrir le combustible particulier, la forme du foyer, le type de chaleur et la durée de cuisson, qui permettront de le rendre solide et imperméable, à travers tous les écueils des craquements, effritements et déformations."
5. Pourquoi le hasard est-il souvent invoqué pour comprendre l'origine des techniques ?
6. Pourquoi, selon l'auteur, cette explication n'est-elle pas satisfaisante ?
7. L'hypothèse d'une réflexion consciente est-elle plus satisfaisante pour expliquer les découvertes scientifiques ?
8. Les indiens des plaines étaient-ils des artistes ?
9. Julien Vermeulen : Un artisan de plumes peut-il être une artiste ?
Commentaire
La technique se distingue fondamentalement de l'art en ce sens qu'elle vise à produire de façon efficace des objets utiles, tandis que la valeur d'une œuvre d'art ne se déduit pas de son utilité, même si une œuvre d'art peut être, elle aussi, utile.
Séance 3 - Quelle est l'utilité de la technique ?
Un texte : Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, 1958, chapitre 4.
"Les outils de l'homo faber, qui ont donné lieu à l'expérience la plus fondamentale de l'instrumentalité, déterminent toute œuvre, toute fabrication.
C'es ici que la fin justifie les moyens ; mieux encore, elle les produit et les organise. La fin justifie la violence faite à la nature pour obtenir le matériau, le bois justifie le massacre de l'arbre, la table justifie la destruction du bois. C'est à cause du produit final que les outils sont conçus, les appareils inventés ; c'est le produit final qui organise le processus d'œuvre, décide des spécialistes nécessaires, mesure la coopération, dénombre les aides, etc.
Au cours du processus d'œuvre tout se juge en termes de convenance et d'utilité par rapport à la fin désirée. Les mêmes normes de moyens et de fins s'appliquent au produit. Bien qu'il soit une fin pour les moyens par lesquels on l'a produit, et la fin du processus de fabrication, il ne devient jamais, pour ainsi dire, une fin en soi, du moins tant qu'il demeure objet à utiliser. La chaise, qui est la fin de l'ouvrage de menuiserie, ne peut prouver son utilité qu'en devenant un moyen, soit comme un objet que sa durabilité permet d'employer comme moyen de vie confortable, soit comme moyen d’échange.
L'inconvénient de la norme d'utilité inhérente à toute activité de fabrication est que le rapport entre les moyens et la fin sur lequel elle repose ressemble fort à une chaîne dont chaque fin peut servir de moyen dans un autre contexte. Autrement dit, dans un monde strictement utilitaire, toutes les fins seront de courte durée et se transformeront en moyens en vue de nouvelles fins (...) En d'autres termes, l'utilité instaurée comme sens engendre le non-sens."
10. comment Hannah Arendt montre-t-elle l'importance déterminante des outils dans le processus de fabrication ?
11. Comment l'auteur explique-t-elle que la technique est la mise au service de moyens au service d’une fin qui les justifie ?
12. Comment l'auteur démontre-t-elle qu'un objet technique est toujours un moyen et jamais une fin en soi ?
13. Quel est l'inconvénient de la norme d'utilité dans un monde dominé par la technique ?
Commentaire
Le texte évoque la question de la technique. Une technique (du grec τέχνη ou technè) est une méthode ou un ensemble de méthodes, notamment dans les métiers manuels (menuiserie, art de la forge, etc.), où elle est souvent associée à un savoir-faire professionnel. La technique couvre l'ensemble des procédés de fabrication, de maintenance et de gestion, qui utilisent des méthodes issues de connaissances scientifiques ou simplement des méthodes issues du savoir-faire artisanal et industriel ; c'est le produit de l'ensemble de l'histoire de l'humanité. On peut alors parler d'art, dans son sens de « métier », d'« habileté », et de science appliquée.
« La fin justifie les moyens » : La philosophe fait implicitement référence ici au philosophe grec Aristote (384 av. J.-C. - 322 av. J.C). Selon Aristote, il existe quatre raisons ou causes ("aïtias") qui expliquent l'existence d'une chose fabriquée par l’homme : la cause formelle, c’est-à-dire l’idée ou le plan de l’objet que l’on veut fabriquer, par exemple l’idée de table ou de chaise, la cause matérielle est le matériau qui va constituer l’objet, par exemple du fer, du plastique, du bois, etc., la cause efficiente est le travail nécessaire à la réalisation de l’objet.
Du temps d’Aristote, l’objet était fabriqué par un artisan en quantité réduite ; il est produit aujourd’hui à un grand nombre d’exemplaires à l’aide de machines. Hannah Arendt confère une importance déterminante dans ce texte à la « cause finale », c’est-à-dire au but poursuivi par l’artisan ou l’ingénieur (la finalité du processus de fabrication) : l’objet réel fini ayant une valeur d’usage et une valeur d’échange, par exemple cette chaise sur laquelle je suis assis, cette table sur laquelle j’écris.
Hannah Arendt montre qu’il est absurde de fonder le sens d’une vie humaine ou d’une société sur le concept d’utilité car « l’utilité instauré comme sens engendre le non-sens ». Elle se réfère ici à nouveau à la pensée grecque. La vie contemplative (la pensée, la philosophie) est supérieure à la vie pratique car elle est à elle-même sa propre fin, alors que la vie pratique est soumise à des finalités extérieures à elle-même.
Seules la philosophie comme recherche du "bonheur", de la "vie bonne" et la politique au sens noble du terme (l’organisation d’une vie commune harmonieuse au sein de la cité), ainsi que la création d’œuvres durables (les œuvres d’art), sont capables, selon Hannah Arendt de donner un sens à tout le reste, notamment à la production et à la consommation d’objets utilitaires : "En raison de leur éminente permanence, les œuvres d'art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du monde." - p.223.
Une petite révision écrite de la pensée philosophique sur l'art et la technique
L'efficacité technique d'un outil peut rejoindre l'idéal d'une harmonie esthétique.
Bergson (20e) préfère parler d'homo faber plutôt que d'homo sapiens. Claude Lévi-Strauss (20e) retient l'hypothèse d'une réflexion consciente pour expliquer les découvertes scientifiques plutôt que le hasard comme origine des techniques. Un artisan peut être un artiste. Hannah Arendt (20e) montre l'importance déterminante des outils dans le processus de fabrication. Pour elle, l'objet technique est toujours un moyen et jamais une fin en soi. La norme d'utilité peut être un inconvénient dans un monde dominé par la technique.
Quelques mots clés : Art, technique, homo faber, artisan, artiste, processus de fabrication, norme d'utilité, objets utilitaires, œuvre d'art.